Chapitre XIV

Avant de grimper à bord de l’hélicoptère, Morane regarda en direction du lac, et il sentit son cœur se serrer. Pendant un mois, il avait lutté, tant pour permettre à la C.M.C.A. d’obtenir le prolongement de sa concession, que pour sauver Bomba de la catastrophe. Et, à présent, il était vaincu. Ses efforts avaient échoué, et il se trouvait lui-même en danger de mort.

Ses yeux s’étaient posés sur les lumières brillant dans les hauteurs. « Claire Holleman, Packart, Kreitz, tous mes compagnons d’aventure sont là-bas, songea-t-il. Parviendrai-je à les rejoindre ?… » Sa main gauche se posa à plat sur la cabine de l’hélicoptère.

— Ma vie dépend de cette fichue mécanique, dit-il à haute voix. De cette fichue mécanique, de la chance… et de moi-même.

Il se mit à rire nerveusement.

— Bob Morane, le bon élève ! L’homme capable d’apprendre à piloter un hélicoptère en dix secondes. Bob Morane, l’homme-miracle…

Et, soudain, il lui sembla que quelque chose manquait dans le paysage nocturne. Comme si une lumière s’y était éteinte. Bob tourna ses regards vers le Kalima, dont le sommet n’était plus illuminé à présent que d’intermittentes lueurs. L’éruption touchait à sa fin. Trop tard cependant car, à présent, plus rien ne pouvait arrêter, sur le chemin du lac, les laves molles entraînées par leur propre masse.

Cette dernière ironie du sort ne toucha guère Morane. Plus rien ne pouvait d’ailleurs le toucher. La date limite pour le renouvellement de la concession était passée et celle-ci, après les derniers événements, ne serait à coup sûr pas prolongée. Pourtant il s’en moquait. Bomba allait être ruinée, et les gens qui, soit par ignorance, soit par inertie, étaient demeurés entre ses murs, allaient périr par asphyxie. Mais, de cela, Morane se moquait aussi. À bout de force, il ne se sentait plus capable d’éprouver une quelconque pitié, ni pour les autres, ni même pour lui.

Alors seulement, il vit les torches. Au nombre d’une vingtaine, elles venaient le long de la route, en direction des chantiers, où elles pénétrèrent, se dirigeant vers le catalyseur. Un murmure de voix les accompagnait.

Il y avait là une cinquantaine de Noirs, selon toute évidence des Bayabongo descendus de leur village du volcan éteint. À leur tête, un grand diable, qui devait être le chef, avançait en gesticulant.

— Qu’est-ce que ces fous viennent faire ici ? se demanda Bob. Pourquoi ne sont-ils pas demeurés là-haut, dans leur cratère, où ils jouissaient d’une sécurité relative ?

Faisant appel à ce qui lui restait d’énergie, il marcha vers eux et se dressa sur leur chemin.

— Que venez-vous faire ici ? demanda-t-il.

Toute la troupe s’était arrêtée. Sur les visages noirs, luisant dans la pénombre, aucune hostilité ne se lisait, mais seulement une sorte de volonté farouche et têtue.

— Que venez-vous faire ici ? demanda encore Morane. On vous avait ordonné de ne pas quitter votre village. Dans votre intérêt, vous deviez obéir…

— Ce matin, dit le chef, un Blanc est venu, dans une machine volante comme celle-ci. (Il désignait l’hélicoptère.) – Il nous a dit que l’appareil construit par les hommes de la Compagnie, (cette fois, il tendait le bras en direction du catalyseur), représentait un danger et que nous devions le détruire, sinon, de graves calamités s’abattraient sur la région…

— Pourquoi n’êtes-vous pas venus plus tôt ?

— Nous avons hésité. Jusqu’ici, nous avions été en bons termes avec la Compagnie. Nous ne voulions pas lui déclarer la guerre sans raisons. Depuis longtemps, les Bayabongo vivent en paix avec les Blancs. Nous avons tenu conseil. Ensuite, comme le Blanc venu dans la machine volante nous avait affirmé qu’il fallait détruire l’appareil avant que le grand serpent de feu n’atteigne le lac, nous nous sommes mis en route.

Le Blanc venu dans la machine volante. De toute évidence, il s’agissait de Bruno Sang. Celui-ci avait tenté de faire accomplir sa besogne de destruction par les Bayabongo puis, voyant que ceux-ci n’agissaient pas, il avait décidé de passer à l’action lui-même…

— Les Bayabongo peuvent détruire l’appareil, fit Morane. Il pouvait sauver Bomba, mais à présent il est inutilisable. L’homme venu dans la machine volante vous a odieusement trompés. L’appareil ne présentait pas un danger, au contraire…

Il se demandait comment il pourrait expliquer aux Noirs le fonctionnement du catalyseur. Les termes d’hydrogène sulfuré, de réaction chimique, d’oxygène sulfuré, seraient pour eux lettre morte. Il tendit le bras vers le Kalima, sur le flanc duquel la coulée rougeoyante continuait à s’épandre lentement malgré le déclin de l’éruption.

— Le grand serpent de feu, dit-il, est pour le lac comme la foudre pour la savane sèche qu’elle consomme. Ce grand serpent de feu, lui, s’il pénètre dans l’eau, libérera des vapeurs mauvaises et, dans la région, tous les êtres vivants, hommes et bêtes mourront. L’appareil est la pluie qui tombe sur la brousse enflammée. Il écarte le danger…

Le chef des Bayabongo avait écouté Morane sans l’interrompre.

Finalement, il désigna le bras droit du Français, qui pendait toujours inerte le long de son corps.

— Tu es blessé ?

Bob eut un signe affirmatif de la tête.

— Oui, fit-il. L’homme à la machine volante est venu détruire l’appareil. Je l’ai surpris. Nous nous sommes battus et il m’a blessé d’un coup de revolver…

— Tu étais armé, toi aussi ?

Morane secoua la tête.

— Non. Je n’avais que mes mains pour me défendre. Mais l’homme à la machine volante est mort…

Le chef sourit.

— Tu es brave, dit-il. Si l’homme à la machine volante nous a menti, il est juste qu’il ait été puni.

Il y eut un silence, puis le Noir dit encore :

— Nous ne toucherons pas à l’appareil, car je crois tes paroles. Mes hommes et moi allons regagner le village…

— Ce sera trop tard, dit Bob. La route est trop longue. Vous ne parviendrez pas à vous mettre en sécurité avant que le grand serpent de feu n’atteigne le lac et que les vapeurs mauvaises ne se dégagent. L’homme à la machine volante vous a attirés dans un piège…

Le bras du Bayabongo se tendit vers le catalyseur.

— Pourquoi ne pas essayer de le faire fonctionner à nouveau ?

Morane haussa les épaules. Le chef ne pouvait comprendre. Il ne pouvait comprendre que le catalyseur ne se réparait pas comme une flèche brisée. Si encore, il pouvait trouver de l’aide, mais seul…

Soudain, une idée folle lui vint. Il consulta sa montre et constata qu’il restait deux heures de répit avant que la coulée n’atteigne le lac. Les hommes ?… Il les avait là, sous la main. Cinquante hommes qui, peut-être, seraient prêts à l’aider. Mais, en seraient-ils capables ? Il n’en savait rien. Cependant, il se sentait décidé à tenter la chance…

— Chef, dit-il, c’est ici ta terre. Jadis, tes ancêtres la défendaient contre les peuplades ennemies. Puis, les Blancs sont venus avec leurs armes redoutables, et vous avez dû vous soumettre. Veux-tu combattre à nouveau pour cette terre ? M’aider à l’empêcher de devenir stérile ?… En même temps, tu sauveras ta vie, celle de tes hommes et la mienne…

Pendant un moment, le Noir demeura silencieux, puis il demanda :

— Que faut-il faire pour cela ?

— M’aider à remettre l’appareil en état. Écoute…

Rapidement, Morane lui parla des conduites coupées, de la nécessité de les remplacer. Le chef l’écoutait avec attention. Sur son visage intelligent, la compréhension se lisait, et Morane fut surpris de le voir saisir aussitôt certains aspects du problème qui auraient peut-être échappé à beaucoup d’Européens. Quand il eut terminé, Bob demanda :

— Crois-tu que tes hommes et toi pourrez m’aider ? Sans mon bras droit, je ne suis guère bon à grand-chose. J’ai perdu beaucoup de sang, et je me sens faible comme un enfant…

Dans la clarté des torches, les dents blanches, soigneusement limées, du chef des Bayabongo, brillèrent dans un large sourire. Sa main se posa sur l’épaule de Morane.

— Mes hommes sont forts, et ils ont beaucoup de bras droits. Tu nous montreras, et nous t’aiderons…

— Et si nous ne parvenons pas à réparer les conduites avant la chute des laves dans les profondeurs du lac ?

Le visage du noir se fit soudain grave.

— Nous mourrons tous ensemble. Les hommes noirs et l’homme blanc, tous ensemble…

Le chef se tourna vers ses hommes et, leur désignant les tambours sur lesquels s’enroulaient les conduites de plastique, il leur lança des ordres. Il allait lui-même s’élancer, mais Bob le retint.

— Quel est ton nom ? demanda-t-il.

— Wénéga…

— Je m’appelle Bob, et permets-moi d’être ton ami…

Une poignée de main scella ce pacte entre les deux hommes. Ce pacte entre deux mondes unis dans un même combat.

 

*
* *

 

Pour Morane, les deux heures qui suivirent se passèrent à la façon d’un cauchemar. Commandés par Wénéga, auquel ils obéissaient avec respect, les Bayabongo, ces Africains à peine touchés par la civilisation, avaient à présent remplacé les ouvriers de la C.M.C.A. Les conduites devant être remplacées avaient été sectionnées et de nouveaux tronçons amenés sur place. Restait le délicat problème des joints. Ceux-ci devaient en effet être d’une étanchéité parfaite car, à la moindre fuite, l’ozone sous pression élargirait l’ouverture jusqu’au déchirement complet.

Déjà, l’acheminement de la nouvelle conduite à travers la brousse avait pris un temps appréciable. Aidé par les Noirs, Morane entreprit alors de rassembler les différents tronçons. Mais sa faiblesse, à laquelle la nervosité s’ajoutait, l’empêchait de travailler avec toute l’efficacité requise. Ses mains tremblaient, la sueur le couvrait tout entier et, parfois, une sorte de brouillard rouge passait devant ses yeux. Sa blessure lui faisait mal et à plusieurs reprises, il crut s’évanouir.

Au bout d’un moment, Wénéga lui toucha l’épaule.

— Mes hommes et moi, nous achèverons le travail, dit-il. Va là-bas, près de la machine, et prépare-toi à la mettre en marche. Quand nous aurons terminé, j’enverrai mon meilleur coureur te prévenir…

Morane hésita, mais il lut une telle assurance dans les yeux de Wénéga qu’il décida de lui faire confiance. Lui-même était à bout de forces.

Pendant un moment, il regarda les Noirs occupés à leur besogne. Ils avaient retenu la façon dont Morane opérait, et ils agissaient maintenant avec la même habileté.

Bob détacha sa montre de son poignet et la tendit à Wénéga.

— Quand la grande aiguille atteindra ce chiffre, dit-il, les joints devront être achevés. À ce moment, la lave atteindra le lac…

Mais le chef des Bayabongo repoussa la montre.

— Les hommes, dit-il, ne peuvent aller plus vite que le temps.

Après un dernier regard aux ouvriers improvisés, Bob se mit en route vers les chantiers. Chacun de ses pas était douloureux, et la fièvre le faisait claquer des dents…

Quand il atteignit le catalyseur, il était une heure moins dix minutes. Sans actionner la pompe, il établit aussitôt le contact du courant à haute tension. Le grésillement caractéristique de la décharge électrique retentit et l’odeur bénie de l’ozone satura à nouveau l’atmosphère.

À présent, la main gauche crispée sur le volant permettant de mettre la pompe en action, Bob attendait, prêt à chaque instant à voir s’élever la colonne de vapeur annonçant que la lave avait atteint le lac. Parfois, ses yeux se portaient sur sa montre, et l’angoisse mouillait son front d’une sueur froide…

Et, soudain, là-bas, un mugissement déchira le silence, et une épaisse gerbe de vapeur monta, toute blanche, dans la nuit. La lave avait pénétré dans les eaux, et Wénéga n’avait pas encore donné le signal. Pourtant, Morane savait que, s’il actionnait la pompe avant que les joints ne soient définitivement fixés, ceux-ci sauteraient sous l’effet de la pression…

Sur sa droite, un grand Noir apparut, haletant. La transpiration couvrait sa peau sombre et la faisait luire comme un bronze poli.

— Fini, Bwana, cria-t-il. Fini…

Mû par une brusque frénésie, Bob actionna le volant. Aussitôt, la pompe se mit en branle, refoulant l’ozone dans les conduites, vers le fond du lac.

Cette fois, Morane se détendit. Tout avait été tenté, et il n’y avait plus qu’à attendre. Si le catalyseur remplissait son office, Bomba, et sans doute la C.M.C.A., étaient sauvés. Sinon…

Bob était trop exténué pour épiloguer sur ce « sinon… ». Il montra le catalyseur au messager noir.

— Si tu n’entends plus le bruit, dit-il, viens m’avertir aussitôt.

— Oui, Bwana…

Morane se dirigea vers sa cabane, en ouvrit la porte et, tout ressort coupé, se laissa tomber sur son lit de camp dans un état d’hébétude voisin du coma.

Sous ses paupières, les images de la journée se déroulaient en un fantastique kaléidoscope. Il revoyait Bruno Sang braquant son arme dans sa direction, puis l’hélicoptère bondissant dans les airs et retombant fracassé, la bande des Bayabongo envahissant les chantiers et se courbant ensuite sur les conduites de plastique ; enfin, la grande colonne de fumée s’élevant vers le ciel, gigantesque fantôme blanc…

Son épaule lui faisait mal. On eût dit qu’un fer rouge fouillait sa plaie. Ensuite, il ne sentit plus rien. Il n’entendit plus rien. Le catalyseur devait s’être arrêté, car les halètements de la pompe refoulant ne parvenaient plus à ses oreilles. Et le grand Bayabongo ne venait pas le réveiller. Peut-être avait-il oublié. Peut-être s’était-il enfui…

Morane aurait voulu se lever, courir au catalyseur, le remettre en marche.

À présent, il entendait les cris d’épouvante des Bayabongo, ces cris qui se changeaient en râles d’agonie. Et cette odeur d’œufs pourris qui montait, montait…

La Griffe de Feu
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